Journal d’Etty Hillesum, 27 février 1942 – vendredi matin, 10 heures
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Hier après-midi, rentrée chez moi et assise au coin du feu, j’étais très triste, d’une tristesse de prime abord incompréhensible à moi-même, et je parcourais encore une fois la lettre de Léonie, lorsque j’ai pris soudain la Bible et l’ai ouverte à la 1ère épître aux Corinthiens 13, pour la énième fois . –
Oui. –
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas l’amour je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit.
Et quand j’aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j’aurais même toute la foi jusqu’à transporter des montagnes, si je ne suis pas l’amour je ne suis rien.
L’amour est patient, il est plein de bonté ; l’amour n’est point envieux ; l’amour ne se vante point, il ne s’enfle point d’orgueil, il ne fait rien de malhonnête, il ne cherche point son intérêt, il ne s’irrite point, il ne soupçonne point le mal. »
En lisant ces mots, j’ai éprouvé, tiens, oui, qu’est-ce que j’ai éprouvé ? Je n’arrive pas encore à bien l’exprimer. Ils ont agi sur moi comme une baguette de coudrier, qui touchait le sol dur de mon cœur et y faisait soudain bouillonner des sources cachées. Soudain je suis tombée à genoux à côté de la petite table blanche et l’amour libéré s’est remis à couler en moi, un instant délivré de la convoitise, de la jalousie, des méchancetés, etc. Mais je crois que j’étais passablement hystérique hier après-midi. L’instant d’après j’étais assise au coin du feu, en larmes, et triste comme je ne l’avais pas été depuis très longtemps. Avec un immense désir et une sorte de rage de femme dédaignée. En même temps, je m’adressais des remontrances : Tu te rends compte à quel point c’est puéril de te sentir flouée comme tu le fais maintenant ?
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Humaine, si humaine et si admirable Etty.