Jacques Lusseyran, Et la lumière fut, chapitre 3.
Comment dire par exemple la façon dont les objets s’approchaient de moi, si je marchais vers eux ? Est-ce que je les respirais, les entendais ? Peut-être. Quoi que cela fût bien souvent difficile à prouver. Est-ce que je les voyais ? Apparemment non. Et pourtant !
Pourtant, au fur et à mesure que je m’approchais, leur masse se modifiait pour moi. Et cela souvent au point de dessiner de vrais contours, de délimiter dans l’espace une forme véritable, exactement comme dans le cas de la vue. Et de se couvrir de couleurs particulières.
Je marchais sur une route de campagne bordée d’arbres, et je pouvais indiquer du doigt chacun des arbres le long de la route, même si ceux-ci n’étaient pas plantés à intervalles égaux. Je savais si les arbres étaient droits et hauts, portant leurs branches comme un corps porte sa tête, ou ramassés en buissons et couvrant le sol à demi, tout alentour.
Cet exercice, il est vrai, m’épuisait très vite, mais il réussissait. Et cette fatigue ne me venait pas des arbres – de leur nombre ou de leur forme – mais de moi-même. Pour les percevoir ainsi je devais me maintenir dans un état si différent de toutes mes habitudes que je ne parvenais pas à le garder longtemps. Il fallait laisser les arbres venir jusqu’à moi. Il ne fallait pas placer entre eux et moi la plus petite intention d’aller vers eux, le plus petit désir de les connaître. Il ne fallait pas être curieux, ni impatient, ni surtout fier de sa prouesse.
Cet état n’est après tout que celui qu’on appelle d’habitude « attention », mais je puis témoigner que, portée à ce degré, l’attention n’est pas chose facile.
Une attention qui est pure ouverture, qui est totalement dénuée d’intention.
Une route arborée, à Jersey, il y a quelques années.
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